À l’occasion du débat sur la pertinence de la gestion forestière et des coupes d’arbres qui agite aujourd’hui une partie de la société civile et le monde des forestiers, je propose, par le prisme de mes 40 années de vie professionnelle, un éclairage sur l’évolution de la forêt du plateau de Millevaches (Limousin, Nouvelle-Aquitaine), largement mise en cause dans le film Le Temps des forêts.
Les forestiers de ma génération ont participé à « l’invention » d’une partie des pratiques en cours sur ce territoire. En effet, au début des années 1970, l’expérience professionnelle dans le domaine était encore balbutiante dans une région essentiellement agricole jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Les connaissances qui ont prévalu à la mise en place de ce massif ont été enrichies au fil du temps, mais aussi quelquefois démenties par les découvertes scientifiques. La prospective s’est aussi avérée en partie erronée. C’est le résultat de cette évolution et des itinéraires sylvicoles adoptés qui sont remis en cause, depuis quelques années, par une partie de l’opinion. Le Rapport sur nos forêts et leurs devenirs possibles, publié par des habitants du plateau de Millevaches en novembre 2013, en est une illustration.
À l’origine du reboisement du plateau de Millevaches, se trouve le forestier Marius Vazeilles, auteur de La Mise en valeur du plateau de Millevaches en 1931. Marius Vazeilles (1881-1973), ancien garde général des Eaux et Forêts, détaché au service des améliorations agricoles pour la mise en valeur du plateau de Millevaches, puis pépiniériste après avoir quitté l’administration, souhaitait « installer une “forêt paysanne” qui permettrait aux paysans de la montagne limousine d’exercer une double activité, tout en mettant en valeur des terrains improductifs ou abandonnés. Cette forêt devait fournir un revenu, jouer le rôle de caisse d’épargne et in fine était censée stopper l’exode rural. » Ce projet a-t-il tenu ses promesses ?
La forêt et le bois dans l’économie de production des années 1970
La mise en valeur souhaitée fut réalisée, le plus souvent à la suite de la déprise agricole, par reboisement artificiel, à grand renfort d’essences exotiques, telles que douglas, épicéa de Vancouver, épicéa de Sitka. Ceci explique en partie le traitement en futaie régulière qui s’ensuivit. Les reboisements furent aidés par l’État (subventions, prêts, contrats), longtemps appuyé par un corps étoffé d’agents. La vulgarisation auprès des propriétaires forestiers fut toute dirigée dans ce sens. Il fallait un message simple, compréhensible du non-initié.
L’approche sylvicole fut essentiellement technique. Elle se fonda certes sur l’autécologie des essences, mais on pensa essentiellement aux résineux. La biodiversité ne fut pas un facteur identifié car, aux yeux des forestiers d’alors, rien ne semblait pouvoir remettre en cause la capacité de la nature à revenir inlassablement à son équilibre initial. Les forestiers pensaient que la technique possédait une solution pour tout, d’où parfois l’utilisation de pesticides pour lutter contre le campagnol ou l’hylobe, ainsi que d’engrais pour améliorer la croissance des arbres. En cette période pionnière, l’avis des tiers était réputé sans objet car, à l’époque, il était d’usage de considérer que le droit de propriété dispensait de rendre des comptes. L’approche était bifonctionnelle : production de bois et chasse.
C’étaient encore les Trente Glorieuses et l’ère d’une économie de production. Le bois était disponible selon le besoin du vendeur, et le marché prenait ce qui lui était proposé. Le propriétaire considérait souvent sa parcelle forestière comme une banque et vendait quand il souhaitait investir (cas fréquent des agriculteurs) ou quand les cours lui paraissaient intéressants. Une bipolarisation prévalait : propriétaire-transformateur.
Les scieries équipées de scies à ruban transformaient du gros bois (d’un diamètre supérieur à 60 cm), celui habituellement produit par la sylviculture en vigueur. Les travaux forestiers (bûcheronnage, plantation, entretiens) étaient réalisés manuellement, tandis que les matériels de débardage et de transport étaient dimensionnés aux infrastructures du moment.
Les techniciens d’alors avaient le privilège de choisir l’époque d’intervention pour la réalisation des travaux, en fonction des bonnes pratiques de l’époque. Il n’y avait pas de cadencements d’usines, ou très peu.
La main d’œuvre était abondante. Elle fut d’abord constituée de doubles actifs, la plupart du temps agriculteurs, ainsi que d’autres résidents originaires du cru puis, progressivement, de travailleurs venus en plusieurs vagues d’immigration : italienne, espagnole, portugaise et enfin turque. La formation des bûcherons fut d’abord réalisée sur le tas, parfois par les techniciens forestiers eux-mêmes, et ceci jusqu’à la création des premiers CFPPA*.
En l’absence de formation et d’encadrement législatif suffisants, les intervenants avaient une conscience parfois subjective des conséquences de leurs actes. Ainsi, en cas de météorologie défavorable, les débardeurs pouvaient reporter le travail au dimanche pour ne pas détériorer les sols et les infrastructures, mais aussi traverser le lit d’un cours d’eau au prétexte de sa solidité. Les techniciens, de leur coté, pouvaient être aussi ardents à enrésiner des zones humides que pointilleux sur la qualité d’un marquage de bois d’éclaircie.
Seule la saison des champignons représentait un obstacle au bon fonctionnement de l’économie forestière du moment. En effet, les revenus que pouvait procurer leur récolte étaient tels qu’il était inconcevable d’endiguer le phénomène. D’où une chute brutale de la production ligneuse à ce moment-là.
Le tournant industriel des années 1980 et suivantes
Les tempêtes de 1982 puis de 1999 ont été les accélérateurs de la mutation d’une « forêt réserve » en une forêt de production. À partir du premier évènement, il se produisit une introduction massive de moyens d’exploitation forestière et notamment de machines combinées d’abattage. Leur banalisation, ainsi que l’augmentation de la productivité eurent, entre autres conséquences, de provoquer la baisse des prix des prestations.
Parallèlement, après une période de recherche de débouchés vers l’export pour les bois sinistrés et les petits bois d’éclaircie, on assista à une transformation progressive des scieries vers le modèle nordique. La SICA du Thaurion créé en 1979 à Bourganeuf, un peu avant le premier traumatisme de 1982, fut la première de type industriel. Son influence encouragea la pratique des éclaircies et favorisa la mécanisation forestière de la filière limousine. À partir de ce premier évènement climatique, le propriétaire devint l’objet de stimulations en fonction des besoins industriels. Ce fut un peu le point de départ, à mon sens, des divergences entre marché, exploitation, sylviculture et milieux naturels.
Dès lors, la demande en bois de moins de 60 cm ne cessa d’augmenter et la démarche commerciale se généralisa à l’amont et à l’aval de la forêt. Les techniciens technico-commerciaux se mirent à prendre une partie de la place des techniciens gestionnaires avec un effet sensible sur les pratiques sylvicoles. Les contrats et les cadencements devinrent la règle, tandis que les petites structures de transformation de résineux disparurent peu à peu sous l’effet des économies d’échelle. Dans le même mouvement, les structures d’exploitation et les organismes économiques de la forêt privée grossirent par investissements ou fusions.
Les propriétaires évoluèrent eux aussi. Ainsi, le propriétaire-reboiseur (résident ou déraciné) tendit-il à laisser place au gentleman forestier généralement non résident, plus préoccupé de rentabilité, mais aussi plus exigeant et mieux formé. Une nouvelle génération de propriétaires aux motivations plus diverses prit la relève. Ce mouvement aboutit à une tripolarisation : marché-producteur-société.
Les innovations forestières des années 1990 et 2000
L’apparition et la banalisation de nouveaux outils supports, tels que le téléphone portable, la micro-informatique, la cartographie informatisée (SIG), vinrent améliorer l’efficacité et la productivité dans tous les domaines de la filière. Les progrès en matière d’information, d’organisation, de rationalisation et de matériels d’exploitation forestière modifièrent profondément la gestion des entreprises, le travail en forêt, ainsi que la logistique. Ce mouvement de « modernisation », se poursuivit jusque vers la fin des années 1990. C’est aussi à cette époque qu’apparurent les notions de multifonctionnalité, puis de gestion durable.
Pour la première fois avec le rapport Bianco (1998), la filière limousine entendit parler de « besoins socio-économiques ». Elle n’y était pas préparée et il fallut encore quelques années pour qu’elle s’empare des principes de gestion durable (définition d’Helsinki de 1993) et s’intéresse à la certification forestière à partir du début des années 2000. Au commencement, elle le fit d’ailleurs plus pour se protéger que pour se conformer à de nouvelles attentes et, longtemps encore, la filière fut loin d’imaginer la part que prendrait l’immixtion de la société dans la gestion et l’exploitation forestière.
Ce radical mouvement de transformation condamna l’exploitation paysanne, car la rigidité des nouvelles organisations ne laissa plus de place aux doubles actifs qui ajustaient habituellement le travail en forêt à leurs obligations dans leur activité principale. On abandonna aussi les contraintes du salariat payé à la tâche pour la souplesse de la sous-traitance. Cette nouvelle organisation du travail confirma définitivement la stagnation, voire la diminution des prix des prestations en exploitation. Elle enclencha la régression de la main d’œuvre la plus qualifiée. La profession accepta consciemment ou inconsciemment ce fait comme inéluctable, se voilant la face sur les conséquences néfastes de cet abandon pour n’en garder que le côté bénéfique au profit de la santé des opérateurs.
La transformation des scieries se poursuivit. Comme l’observe l’Insee à propos du Limousin, dans une note datée de 2013, « le nombre de scieries a été divisé par deux en quinze ans. L’activité s’est concentrée dans des unités de transformation de taille plus importante qui continuent de se moderniser et ainsi d’améliorer leur productivité. Ces entreprises sont tournées essentiellement vers la transformation des résineux. »
Ces nouveautés modifièrent les méthodes et, par là, le visage de la forêt du plateau de Millevaches. La sylviculture s’adapta à la demande en petits bois des scieries modernes tant désirées, ainsi qu’aux nouveaux et imposants matériels d’exploitation forestière. Ces exigences renforcèrent l’exercice d’une sylviculture « simpliste » par traitement en futaie régulière, entièrement mécanisée et souvent confiée aux chauffeurs d’engin par souci de rentabilité. Elle conduisit enfin, sur le territoire, à une réduction de l’âge d’exploitabilité des arbres. L’ensemble de ces choix participèrent entre autres à la modification, voire à l’érosion d’une partie de la biodiversité initiale. Enfin, l’industrialisation de la forêt mit en évidence l’inadaptation des petites parcelles à la nouvelle échelle économique de l’exploitation, entraînant la recherche d’agrandissements des surfaces de coupes au détriment parfois du choix sylvicole.
En parallèle, la formation des opérateurs de machines et des techniciens forestiers tarda à s’adapter aux nouvelles problématiques (respect des critères de gestion durable, maîtrise de techniques d’exploitation mécanisée à faible impact), tandis que l’aval resta assez imperméable au fonctionnement des écosystèmes pour se concentrer sur la compétitivité de son outil.
La multifonctionnalité des forêts comme vecteur d’équilibre et de retour au consensus initial
Au bout de ce long processus, force est de constater que si la forêt du plateau de Millevaches produit de la richesse, conformément au souhait de Marius Vazeilles, ce n’est pas forcément au profit de ceux auxquels il pensait. Une partie de cette richesse profite certes au pays en créant des emplois, fixant des familles et pérennisant écoles et commerces, mais cela ne va pas sans dégâts collatéraux. Or, en l’absence de prise de conscience collective des lacunes actuelles de la gestion et de l’exploitation, puis de mise en place de mesures pour infléchir les méthodes dans le sens souhaité par une partie des habitants, cette richesse pourrait bien être éphémère. En effet, si l’on aboutissait à une détérioration des sols, à un appauvrissement de la biodiversité, à une fracture avec une partie de la société, quels en seraient les bénéfices à terme ? Prenons le temps d’une réflexion commune et interrogeons-nous.
– Faut-il encore se demander si c’est au vivant de s’adapter au marché ou bien le contraire ?
– La formation des propriétaires et des intervenants de la filière au respect des règles de la gestion durable des forêts et à leur mise en pratique est-elle à la hauteur des enjeux ?
– La vulgarisation de tous les types de traitements sylvicoles (y compris ceux considérés comme non conventionnels) et des techniques d’exploitation à faible impact est-elle équitable ?
– L’exploration des opportunités de mise en place de filières courtes pour qu’une partie de la valeur ajoutée profite aux habitants a-t-elle vraiment été conduite ?
– La normalité des pratiques de sylviculture respectueuse de la diversité, des sols, des écosystèmes et prenant en compte les fonctions environnementales, sociales et économiques, est-elle vraiment comprise de tous les acteurs et dans l’affirmative, les mesures adéquates sont elles mises en place et partagées ?
– Le comportement de la filière pour un partage équitable des revenus de la forêt afin de parvenir à une plus juste rémunération des intervenants est-il acceptable ? N’y aurait-il pas, par ailleurs, la nécessité de trouver un système de compensation pour couvrir partiellement les aléas climatiques afin d’alléger la charge des entrepreneurs ?
– Serait-il judicieux que les industriels repensent leurs modes d’approvisionnement (grosseur des bois, gestion des stocks) pour éviter les flux tendus en permanence et assurer, par là même, une meilleure prise en compte des aléas climatiques et du fonctionnement des milieux naturels.
Au regard des problématiques sociales et environnementales de plus en plus exacerbées (jusqu’au risque de voir des personnes radicalisées perpétrer des actes criminels, comme le laisse penser l’incendie subi par Mecafor fin décembre 2018), il me semble que le passage à un nouvel équilibre est indispensable si l’on veut assurer et pérenniser les trois fonctions de la forêt (productive, environnementale, sociale) non seulement sur le plateau de Millevaches, mais aussi partout ailleurs où la question se pose.
Bernard Palluet,
ex-directeur adjoint de la coopérative forestière CFBL et ancien responsable national environnement du Groupe Coopération forestière (GCF)
Cet article fait suite à une conférence que j’ai donnée, en 2015, à l’occasion d’un hommage à Marius Vazeilles.
* CFPPA : centres de formation pour la promotion agricole.