Ces derniers mois, l’appétit pour la forêt ne se dément pas. Tout se vend, tout s’achète et l’offre semble bien inférieure à la demande. Il n’est plus rare de voir la mise aux enchères de parcelles forestières, les vendeurs pensant tirer ainsi le maximum de leur propriété. Il est non moins rare de voir les prix de vente dépasser le montant estimé par les experts. En croisant de nombreux témoignages récents, nous en avons tiré un dialogue imaginaire (toute ressemblance étant fortuite, etc., etc.) qui pourrait se révéler utile à certains.
L’histoire se passe en l’étude d’un notaire, quelque part dans le massif landais ; elle aurait pu se dérouler dans toute autre région forestière de France ou de Navarre.
Une vente aux enchères d’une propriété de plus de 100 hectares vient de se terminer. Les soumissionnaires ayant assisté au dépouillement des offres en présence d’un huissier s’apprêtent à quitter la salle.
Le notaire, assez peu au fait des « us et coutumes » de la petite République forestière, ne comprend pas que l’expert, qui avait fixé un prix de retrait avec le propriétaire, se soit trompé de plus de 30 %, en défaveur de ce dernier. Il voudrait bien comprendre.
Il prend l’initiative de demander aux trois personnes les mieux disantes, appelons les M. A., M. B., et M. C., de venir dans son bureau passer quelques minutes pour « compléter son information » et celles-ci acceptent.
Lors des présentations d’usage, il s’avère que M. A., vainqueur de l’enchère, réside dans une capitale étrangère et connaît la région pour y passer un mois de vacances par an depuis 20 ans.
M. B. réside à Bordeaux et travaille dans la finance immobilière, notamment les SCPI. Il ne possède pas de forêt.
M. C. est un sylviculteur important, héritier d’une famille très connue ; il possède plusieurs propriétés réparties sur l’ensemble du massif, mais ne dit pas la surface de celles-ci.
Le notaire expose succinctement le motif de cette petite réunion impromptue en remerciant les participants qui voudront bien se prêter à l’exercice, sachant qu’il garantit une totale confidentialité à ces derniers.
M. C., apparemment très en colère, n’attend même pas que le notaire ait terminé et exprime son étonnement : « Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je connaissais à peu près le prix de retrait (notre monde est un petit monde) et je m’aperçois que le prix de vente est 30 % au-dessus de l’estimation ! Où va-t-on ?
LE NOTAIRE. – Nous voici au cœur du problème. En fait ce que j’aimerais connaître, c’est la base du raisonnement de chacun d’entre vous, sachant que le régional de l’étape, si j’ose dire, est le moins disant des trois, bien qu’il ait soumissionné au-dessus du prix de retrait qui, je le rappelle, n’avait pas été publié.
M. B. – Bien que battu par la proposition de M. C., je m’incline, je veux bien vous préciser ma position : en fait, je travaille sur Bordeaux et Paris dans ce que l’on pourrait appeler l’ingénierie financière immobilière. Je suis en relation avec des investisseurs qui, à l’heure où nous connaissons beaucoup d’incertitudes en matière sanitaire, économique et financière, cherchent à acquérir des biens tangibles. Les avantages fiscaux qui concernent la forêt, dont on m’a expliqué qu’ils n’étaient que la juste contrepartie de la longueur des cycles de production, deviennent très attrayants et il se crée beaucoup de formules d’investissement autour de la forêt. Il n’est donc pas illogique que je m’y intéresse. Voilà, c’est pourquoi, conseillé par un spécialiste qui m’a décrit le mouvement actuel de hausse du prix des terrains et des prix des bois, j’avais décidé de participer à cette vente qui, par ailleurs, concernait une région que je connaissais bien. Hélas, “grâce” à vous, M. A, cela semble raté, malgré une enchère bien au-dessus de la valeur économique calculée par celui qui me conseillait. »
M. C. qui semblait bouillir reprend alors la parole n’ayant rien perdu de sa virulence : « Bien, vous voyez que sur cette propriété il y avait un juste prix, calculé par des hommes raisonnables, et que les sommes que vous avez misées, M. A. et M. B., sont objectivement déraisonnables. De mon point de vue, et je crois savoir de quoi je parle, nous quittons avec vous le domaine de la rationalité.
LE NOTAIRE. – M. C., votre propos m’intéresse et je vous redonnerai la parole, mais il me semble nécessaire d’écouter aussi ce que M. A. veut bien nous dire.
M. A. – Écoutez, je suis un peu étonné de la réaction de M. C. Il n’y a pas lieu de nous mettre en accusation parce que nous avons soumissionné au-dessus de M. C.
Bon, cela dit, je vais vous dire les choses simplement : je vis à Londres depuis 20 ans et je passe un mois par an à Hossegor où je loue une villa, toujours la même, avec ma famille. Je suis financier et la perspective du Brexit, ou ce qu’il en restera, ne m’enchante pas et, à 60 ans, j’aspire à revenir en France avec ma famille. J’ai vendu un petit immeuble et un appartement que je possédais à Londres, les prix sont toujours très élevés, et j’ai réinvesti une partie de mes avoirs dans l’achat d’une grande maison à Biarritz et d’un appartement en Espagne. C’est un de mes amis, propriétaire forestier, qui m’a un peu initié à la forêt, me faisant valoir que, malgré la hausse actuelle, les prix restaient abordables. J’ai été frappé par son raisonnement qu’il qualifiait lui-même de simpliste : “En vendant 2 m² à Londres, tu peux t’acheter 10 hectares (soit 100 000 m²) de forêt dans les Landes.” Par ailleurs, il a insisté sur le fait que nombre des services environnementaux rendus par la forêt (carbone, récréation, biodiversité etc…) seraient un jour valorisés. Et puis pour tout dire, disposer de 100 hectares de forêt à 30 km de ma résidence principale et à 15 km des plages landaises, ma foi ça m’intéresse, sachant aussi que j’ai des enfants et une épouse très écolos qui se rêvent en protecteurs de la nature et ne jurent que par le véganisme.
Après tout, qu’est-ce que je risque à investir en forêt, sachant qu’on m’a expliqué qu’une présence de tous les instants n’était pas nécessaire et qu’il existait de nombreux gestionnaires sur place ?
M. C. – Qu’est-ce que je risque ? Eh bien laissez moi vous parler de ma propre expérience. J’ai hérité il y a 10 ans des propriétés de mon père, trop tôt disparu. Parmi elles, il y en a une, importante, sur l’est du département des Landes, qui avait entièrement brûlé lors des terribles incendies de 1949. Il a fallu tout reconstituer. En 1976, j’avais 20 ans et je m’en souviens bien, une tempête très violente à renversé 20 % des arbres de cette propriété de 250 hectares.
En 1985, il a gelé à -15 °C pendant près d’un mois dans cette région et une cinquante d’hectares de la propriété, reconstitués avec de la graine de pin importée du Portugal, ont gelé, oui gelé. En suivant, de nombreuses parcelles ont fait l’objet d’une attaque de scolytes provoquant de nombreuses trouées.
Enfin, plus près de nous, tout le monde se souvient des terribles tempêtes de 1999 (Lothar, Martin) et de 2009 (Klaus) qui ont causé des dégâts énormes.
Et chaque été, nous guettons le ciel, craignant les orages et les incendies de forêt, surtout au moment où les effets du changement climatique se font sentir et où on nous promet, par-dessus le marché, l’arrivée de nouvelles maladies. Tout ça pour dire, cher Monsieur, qu’une estimation forestière réaliste devrait prendre en compte ces risques multiples, ce que vous n’avez manifestement pas fait. Et je vais vous dire le fond de ma pensée : ces mouvements de hausse ressemblent étrangement aux achats hautement spéculatifs que les vignobles enregistrent depuis 10 à 15 ans. Mais, allez voir en Bordelais le nombre de vignes à vendre aujourd’hui et vous comprendrez pourquoi les Chinois, malgré leur intérêt pour nos domaines, aiment à dire que “les arbres ne montent pas au Ciel”.
Sur ce, Maître, Messieurs, permettez moi de prendre congé. Je vais chausser mes bottes, faire un tour en forêt, cela me calmera. » Il sort.
Le notaire semble un peu interloqué : « Eh bien moi qui voulais comprendre ce qu’il se passe, je suis servi. Je mesure même l’intérêt de la sylvothérapie pour M. C. ! Merci, Messieurs, d’avoir accepté de “jouer le jeu” ; la conversation était fichtrement intéressante ! »
Avant de partir, M. B. s’adresse à M. A. avec un large sourire : « Je suppose que la description apocalyptique de M. C. vous aura fait réfléchir. Sachez que si vous changez d’avis, je suis prêt à vous racheter la propriété, à mon prix of course… Bon, trêve de plaisanterie, j’espère que nous nous reverrons pour prendre un verre un jour, à Hossegor ou à Biarritz.
– Volontiers, volontiers », répond M. A., « ce fut un plaisir… »
Une heure après, le notaire en ayant terminé avec les formalités administratives de la vente, M. A. étant reparti, le téléphone sonne, c’est M. C.
« Maître, heu, je voulais d’abord m’excuser pour mes propos de tout à l’heure qui ont dû vous paraître un peu radicaux, mais j’étais dépité.
– Mais non, mais non, cher Monsieur, vous savez nous autres notaires avons l’habitude des conversations un peu “vives”, y compris, surtout, au sein d’une même famille.
– Bon, je voulais vous dire, heu…, je sais que vous avez souvent accès à des informations confidentielles à l’occasion notamment des partages, des successions. Et, heu…, bon, si par hasard vous cherchez des acheteurs de propriétés forestières, vous savez où me trouver. Nous sommes, nous sylviculteurs, d’irréductibles optimistes prêts à nous investir pendant des décennies pour laisser quelque chose à nos enfants lesquels d’ailleurs ne nous comprennent plus. Bon voilà, pensez à moi, au cas où, les transactions de gré à gré, en toute discrétion, sont quand même préférables à ces enchères détestables. Bonsoir Maître.
– Bonsoir Monsieur, je ne manquerai pas de vous contacter, rentrez vite le temps tourne à l’orage… »
On prête à Confucius la formule fameuse : « L’expérience est une lanterne que l’on porte sur son dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru. » Les forestiers gestionnaires pensent exactement l’inverse : « L’expérience éclaire la bonne décision pour demain. » À vous de choisir…