Y aurait-il d’étonnantes correspondances entre les enjeux de la gestion forestière et ceux de la gestion capillaire? Pictogrammes retravaillés pour Forestopic et issus d’une étude de DCAP Research sur le rapport des Françaises à leurs cheveux illustrant leurs principales préoccupations (crédit: DCAP Research)
Y aurait-il d’étonnantes correspondances entre les enjeux de la gestion forestière et ceux de la gestion capillaire? Pictogrammes retravaillés pour Forestopic et issus d’une étude de DCAP Research sur le rapport des Françaises à leurs cheveux illustrant leurs principales préoccupations (crédit: DCAP Research)

Forêt-bois: «Cachez ces métiers que je ne saurais voir». Un attrait plombé par l’imaginaire de l’Ancien Régime

 

Et si le manque d’attractivité, rencontré dans les métiers de la filière forêt-bois, avait à voir avec l’imaginaire français hérité de l’histoire ? Comment sortir de cette quadrature du cercle ? Des études de web-ethnographie, explorant les imaginaires, apportent des pistes de réponses.

L’arbre, la forêt, le bois, sont au sommet du panthéon des imaginaires du public français. En témoignent le succès des livres sur les arbres (tel celui de Peter Wohlleben) ou l’engouement pour le bois dans les constructions modernes (le bois est le matériau de construction préféré des Français, d’après un sondage Ifop de 2020, réalisé pour Woodeum). Oui mais… qui veut en faire son travail ? Paradoxalement, c’est en tant que consommateurs de bien-être et de loisirs « anti-consuméristes » que les Français aiment la forêt. Mais les métiers de la forêt et du bois, eux, sont mal connus, voire mal-aimés du grand public. Les difficultés de recrutement [1] se manifestent sur toute la chaîne de valeur, du bûcheron au charpentier, en passant par l’ingénieur bois.

Il faut dire que les représentations mentales installées depuis longtemps par nos ancêtres ne sont pas faciles à… déraciner.

Tous aristocrates : quand il est affaire d’esthétique…

La nostalgie inavouée de l’Ancien Régime est souvent rappelée pour ce qui relève du politique en France. Depuis Giscard d’Estaing, il n’est pas rare que chaque nouveau président de la République se voie gratifier d’une couverture de magazine présentant un montage de sa tête sur un portrait de Louis XIV. On retrouve aussi envers la forêt et le travail du bois – tout comme dans l’alimentaire ou la beauté – un imaginaire français du naturel qui a tout à voir avec l’aristocratie d’antan, et relie dans une même attitude (altitude ?) l’idéalisation du naturel et le mépris du travail manuel.

Dans la beauté capillaire (qui s’apparente au végétal dans l’imaginaire des Françaises), l’aspect « naturel, sain » du cheveu est le plus souvent l’effet recherché dans l’utilisation d’un produit de soin ou de coloration. Tandis qu’aux États-Unis d’Amérique ou au Brésil, c’est la stricte obéissance du cheveu à la forme et à la couleur que sa propriétaire veut lui donner qui sera le critère principal. Là-bas, s’auto-fabriquer belle est aussi valable que de pouvoir prétendre l’être « naturellement » (selon une étude réalisée en 2019 par le cabinet DCAP Research dans le secteur de la beauté).

Extrait d’une étude DCAP sur l’imaginaire de la beauté capillaire, 2019 (crédit: DCAP Research)
Extrait d’une étude DCAP sur l’imaginaire de la beauté capillaire, 2019 (crédit: DCAP Research)

Comme pour les cheveux des dames, les Français portent un regard idéalisé sur le sauvage, cultivent un fantasme du vierge, non souillé, de l’intact, du « sans l’avoir appris », comme le monsieur Jourdain de Molière, et sans y avoir touché.

On méprise le carton-pâte de Disneyland… mais tout de même, notre nature intacte nous la voulons jardinée, accueillante, débarrassée de son côté hostile. La pastorale, thème de poésie et de peinture en vogue aux XVIIe et XVIIIe siècles et qui culmine avec la bergerie de Marie-Antoinette à Versailles, a presque disparu avec la Révolution, mais sa vision de la nature continue d’imprégner jusqu’au plus profond de nos imaginaires.

Pastorale ou Jeune berger dans un paysage, par François Boucher, vers 1740. Musée des beaux-arts de Caen (visuel recadré)
Pastorale ou berger gardant ses moutons, par François Boucher, vers 1740. Caen, musée des beaux-arts (visuel recadré)

L’important, c’est de « faire comme si ». En quelque sorte, les Français sont des petites Marie-Antoinette en puissance. Nous voulons jouer à la vraie nature, bénéficier de ses fruits (le bois) et pouvoir faire semblant qu’on ne voit pas les domestiques (c’est-à-dire les hommes et les machines) qui, passant par l’escalier de service sans jamais croiser les invités, s’affairent en fond de cale pour que cette nature soit en bonne santé, non-dangereuse et que les objets en bois soient façonnés à nos besoins.

… et de travail ?

Ce travail qu’il faut bien faire, mais qu’on ne veut pas voir, concerne de nombreux secteurs en France, et conditionne l’orientation des jeunes. Laurence Decréau, déléguée générale du festival Les Vocations, qui a produit des publications éclairantes sur le sujet, rappelle que, dans l’Ancien Régime, les nobles qu’ils soient d’épée ou de robe n’avaient pas le droit de travailler sous peine de « dérogeance » (être déchu de leur statut de noble). Ils pouvaient spéculer, gérer, commander : ces tâches assimilées aujourd’hui à l’actionnariat ou à l’encadrement n’étaient pas considérées comme du travail. Aujourd’hui, cette délimitation subsiste dans la distinction entre cadres et non-cadres, propre au droit français. Quel parent veut envoyer ses enfants étudier dans des filières héritières de l’imaginaire enfoui du servage ? Les filières qui renvoient au management restent les plus attractives, alors même qu’il y a, en France, beaucoup à faire et bien peu à manager. D’ailleurs, nombre de diplômés des filières de gestion ne managent que leur ordinateur.

Détail de la couverture du livre de Laurence Decréau sur les représentations du travail (Presse des Mines, jan. 2019). En photo, Le Sculpteur par Ossip Zadkine, bois d’orme polychromé, 1939-1940, Musée d’art moderne, en dépôt au musée d’Art Moderne de Saint-Étienne, crédit ADAGP-Paris 2018
Détail de la couverture du livre de Laurence Decréau sur les représentations du travail (Presse des Mines, 2019). En photo, Le Sculpteur par Ossip Zadkine, bois d’orme polychromé, 1939-1940, musée d’art moderne, en dépôt au musée d’art moderne de Saint-Étienne, crédit ADAGP-Paris 2018

Le travail des ressources naturelles n’est valorisé dans l’imaginaire français qu’à condition qu’il soit distinct de la notion d’emploi et de business qu’il suppose. Ainsi celui de l’artisan, qui convoque des images d’avant la Révolution. Gepetto, ou le bûcheron des contes, utilisant des outils qu’on peut reconnaître dans les livres d’histoire, fait un travail perçu comme « naturel », intact comme la forêt de nos rêves, non souillé par l’industrialisation. Cet imaginaire artisanal séduit désormais les cadres en mal de sens au travail accablés par les bullshit jobs décrits par David Graeber, nous raconte Laurence Decréau. Mais l’arbre de la révolte des premiers de la classe, décrite par Jean-Vincent Cassely, ne doit pas cacher la forêt de la désertion des métiers manuels.

La filière forêt-bois, et si on en parlait autrement ?

L’enjeu de la sémantique, souligné par Frédéric Kowalski, ancien directeur de l’ONF Bourgogne-Franche-Comté cité par Forestopic, prolifère dans tous les domaines, de la technique à la santé, en passant par la consommation. Kowalski parle surtout du problème du jargon. Mais au-delà de l’accessibilité de la signification des termes employés, chaque mot, chaque image, active tout un monde imaginaire planté dans l’inconscient collectif par les générations précédentes. En l’occurrence par exemple, quand le « design » anoblit le travail de la main, la « gestion » ne flatte pas notre imaginaire d’aristocrates refoulés puisqu’elle transforme, au contraire, la noble tâche de décider en un travail laborieux et désincarné de manipulation de chiffres sur un tableur.

Et si on regardait du côté du design ?

Dans cette disposition d’esprit peu favorable aux métiers du bois, un point d’appui se dégage tout de même : l’engouement pour le design [2]. C’est une des rares parties visibles des métiers liés au bois, et une des rares orientations qui mettent en jeu le travail manuel dans laquelle les parents ne répugnent pas à envoyer leurs enfants (voir le succès de l’école Strates, des Gobelins, des écoles d’architecture…). Le design réconcilie la noblesse et la roture chères à notre « Ancien Régime mental », car il est à la fois un travail manuel et un art, un labeur et une habileté « naturelle », le point de rencontre entre un geste créatif singulier et sa démultiplication industrielle.

À court terme, remettre au goût du jour le langage des entreprises ou des métiers est certes nécessaire à la pédagogie de la forêt pour susciter de nouvelles vocations. Mais l’enjeu va bien au-delà. Produire un imaginaire renouvelé de la mission et des activités de la filière forêt-bois, partageable avec les collectivités et pouvoirs publics, ONG, travailleurs ou habitants, favoriserait, à mon sens, un dialogue fécond entre la filière et ses parties prenantes.

Penser en termes de design, c’est rendre justice à la conception française de la forêt. La France est un des pays qui ne dissocient pas l’exploitation économique de la forêt de sa fonction environnementale, paysagère et de loisir (selon la « définition d’Helsinki »). Parler de design de la forêt restitue à la gestion forestière la dimension esthétique et expérientielle attachée à l’action des hommes et des machines, et l’engage à incorporer son action de modelage dans ses décisions et sa conception de la forêt.

C’est aussi relier mentalement toute la filière, depuis la gestion forestière jusqu’au façonnage d’objets en bois ou du bois comme matériau de construction ou source d’énergie, en passant par l’agroforesterie qui redessine le paysage.

Diouldé Chartier-Beffa,
dirigeante et fondatrice de DCAP Research

Références bibliographiques
• Jean-Laurent Cassely, La révolte des premiers de la classe. Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, Editions Arkhê, 2017.
• David Graeber, Bullshit Jobs, Les liens qui libèrent, 2018.
• Laurence Decréau, « Pourquoi les intellos rêvent-ils de marteaux », Libération, novembre 2019.
• Laurence Decréau, Tempête sur les représentations du travail, La Fabrique de l’industrie, 2018
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[1] Les difficultés de recrutement se rencontrent dans le reboisement, dans l’exploitation forestière y compris au sein du secteur papetier, comme dans divers métiers du bois.

[2] Information issue d’une étude de web-ethnographie DCAP sur la « Génération premier Job » pour Engie, Saint-Gobain, BNPP, France Télévisions, Article 1, Fondation SFR, Fondation Agir contre l’exclusion (FACE), 2017.



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Rubrique humoristique et satirique de la forêt et du bois


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