La forêt se cultive-t-elle comme un champ de maïs ou l’homme doit-il y « laisser faire » la nature ? Est-elle un fait culturel ou seulement naturel ? Explorons ces questions avec de jeunes chercheurs.
« Nature, cultures. Quelle forêt pour demain ? » Les Disputes d’AgroParisTech se tiennent sur ce thème, à Nancy, le 21 mars 2017, qui est aussi la Journée internationale des forêts. Autour de cette question, Forestopic a interrogé de jeunes chercheurs, doctorants ou post-doctorants d’AgroParisTech.
La vision selon laquelle les sciences et les techniques permettent aux êtres humains d’accéder au rang de « maîtres et possesseurs de la nature » est-elle encore d’actualité depuis que le philosophe René Descartes l’a énoncée, au XVIIe siècle ? À l’autre extrême, le poète Théophile Gautier ne voit en l’homme qu’un « avare bourreau de la création ». Entre les deux, la « culture » désigne aussi bien l’action de cultiver la terre, que ce que l’anthropologue Claude Lévi-Strauss appelle « un ensemble de systèmes symboliques » au sein des sociétés humaines.
« La directive Natura 2000 intègre l’homme comme un fait »
Lise Maciejewski prépare une thèse AgroParisTech-INRA sur les habitats forestiers et la surveillance de l’état de conservation. Elle est aussi chargée de mission « état de conservation des habitats » à l’unité du patrimoine naturel du Muséum d’histoire naturelle.
Elle propose de ne pas opposer nature et culture :
« La multifonctionnalité des forêts permet un compromis entre les aspects sociaux, économiques et écologiques. C’est une question d’échelle : en France, une coupe ne porte pas sur l’intégralité d’un massif forestier à l’instant T. Par exemple, la forêt de Fontainebleau accueille le public, tout en renfermant un site Natura 2000, en même temps qu’elle est une forêt de production. D’ailleurs, la directive européenne sur Natura 2000 intègre l’homme comme un fait et amène à atteindre un état favorable en présence de l’homme. C’est pour des raisons esthétiques, et non écologiques, qu’ont été créées les premières réserves biologiques au XIXe siècle, sous l’impulsion des artistes impressionnistes. Il reste intéressant de pouvoir laisser des milieux en libre évolution totale. Cela n’est pas simple à mettre en œuvre, car la chaîne alimentaire a été déséquilibrée. Il n’y a plus de grands prédateurs ; aussi, une surpopulation de gibier apparaît dès qu’une zone est laissée sans chasse, avec un impact sur le milieu naturel et sur la régénération des peuplements forestiers. La sécurité est aussi à prendre en compte, puisque le propriétaire forestier reste responsable en cas d’accident. Une multiplicité d’actions permet d’agir sur un gradient entre gestion et non gestion, en s’adaptant à l’histoire locale. »
« La forêt, c’est la nature guidée, plus que la nature cultivée »
Post-doctorant, ingénieur de recherche mis à disposition par l’INRA-Nancy pour l’Office national des forêts (ONF), Nicolas Bilot travaille sur le projet Excelcior, dédié à l’usage de la biomasse forestière et à l’exportation de minéraux qu’elle implique, dans une optique de gestion durable des sols.
Nature ou culture ? Il considère que la question relève d’un choix de société :
« Dans une forêt gérée selon la multifonctionnalité, la nature est guidée en fonction de ce que l’homme attend d’elle. La nature cultivée ressemble plus au champ de maïs que l’on retourne à chaque révolution. Si je mets un grillage autour de la forêt, elle devient une réserve intégrale. Si je retourne la terre et que je plante des arbres, je m’approche de la culture. La forêt fait le lien entre les deux. Les balances nutritionnelles des écosystèmes forestiers étudient les minéraux, le drainage avec l’eau qui ruisselle, les pertes lors des incendies qui produisent de la fumée, les apports azotés en cas d’orage ou l’impact de l’action de l’homme, par exemple via la récolte de bois. Le bilan entre les entrées et les exportations de minéraux est souvent négatif en cas d’exploitation accrue de la forêt. Se pose alors la question de l’interventionnisme par un apport artificiel de nutriments. Des expériences sont menées, avec des cendres ou avec des boues de stations d’épuration des eaux usées. Ces amendements s’approcheraient plus de la culture. Nature ou culture ? Tout dépend si l’on souhaite une société de consommation ou une société de frugalité. »
« À vouloir un cahier des charges trop chargé, on ne fait rien de correct »
Jean-Charles Miquel prépare une thèse, à l’INRA-Nancy, sur la modélisation de la croissance des jeunes plants forestiers et leur compétition avec la végétation concurrente, telle que la fougère aigle. Il a aussi mené, au sein de l’université de Montréal, une maîtrise sur l’épandage de biosolides dans des plantations de peupliers hybrides, et suggère de s’inspirer du modèle canadien :
« La forêt est à la fois nature et culture, mais pas en même temps. À vouloir un cahier des charges trop chargé, on ne fait rien de correct. Le système canadien partitionne l’espace forestier. Quelques zones réduites servent à la culture intensive et fournissent un apport majeur à la production de bois globale. Ce sont des espaces peu attractifs qui ne conviendraient pas à l’utilisation sociale, car pouvant être marécageux. D’autres territoires se destinent à tous les rôles que peut tenir la forêt, pour le tourisme, l’économie, l’environnement, la conservation. Ce système paraît transposable en France. Une telle culture intensive pourrait se faire dans des parties forestières qui ne seraient pas nécessairement accessibles au public. Cela permettrait de mettre en avant d’autres espaces plus intéressants pour le public. Il suffirait de faire glisser le concept de multifonctionnalité. Car ce n’est pas parce qu’une forêt est uniquement associée à l’utilisation sociale qu’elle n’a pas de fonctionnalité concrète, comme l’assimilation de carbone ou la réserve de biodiversité. »
« Pas de bonne décision sans l’accord du corps social »
Thomas Beaussier vient de commencer, en octobre 2016, une thèse sur l’évaluation des impacts économiques et environnementaux de scénarios prospectifs pour la filière forêt-bois à l’échelle du parc naturel régional des Ballons des Vosges. Il mène ces travaux au laboratoire d’économie forestière INRA-AgroParisTech à Nancy, en lien avec le groupement scientifique Elsa, dédié à l’analyse en cycle de vie (ACV) et à l’écologie industrielle.
Il invite à considérer la nature par le prisme de la culture :
« Les écosystèmes forestiers sont construits par l’homme sur le temps long ; c’est le cas de ces milieux en France. Penser un territoire forestier avec tous les acteurs qui le composent renvoie au lien culturel qui existe avec ce territoire, avec la nécessité de concevoir des politiques publiques qui créent de la valeur locale, tout en préservant le lien avec le milieu naturel. Nous sommes alors déjà dans un arbitrage. Il n’y a pas de bonne décision qui puisse être prise sans un niveau d’accord du corps social du territoire, ce qui est lié au fonds culturel, au mode de pensée de la population. Pour guider les choix, la modélisation économique peut donner des résultats en termes d’emploi, de production, d’importation et exportation au niveau d’un territoire. L’ACV prend en compte de multiples critères, comme le changement climatique, les émissions de gaz à effet de serre ou celles de particules fines et leur impact sur la santé humaine. Le curseur pourra aller plus ou moins loin, en fonction des préférences des acteurs locaux. »
Nous pourrions conclure avec le philosophe contemporain Edgar Morin, lorsqu’il déclare à France Culture, le 4 septembre 2016, « la nature est en nous et nous sommes dans la nature ».
Chrystelle Carroy/Forestopic