Le botaniste Francis Hallé porte un projet de forêt primaire de plaine qui s’étalerait sur 70 000 hectares en France et dans un pays frontalier. Sans vouloir les opposer, l’initiative fait possiblement s’entrechoquer les enjeux écologiques et socio-économiques notamment.
« Le projet de libre évolution de l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire : un modèle de gestion durable ? ». C’est le thème d’un débat organisé par l’Association internationale des étudiants en foresterie (IFSA-France), le 28 avril 2022 à la faculté des sciences de Nancy et sur Youtube, avec le soutien de divers partenaires*. En effet, le botaniste Francis Hallé nourrit un projet de créer une forêt primaire de plaine en Europe de l’Ouest sur 70 000 hectares, partagés entre la France et un pays voisin, par exemple entre les Ardennes belges et françaises, entre les Vosges et le Palatinat (Allemagne).
La forêt primaire, un « optimum écologique »
À la tribune, Francis Hallé déclare :
« Je viens soumettre à votre critique un projet ambitieux et quelque peu utopique qui est de favoriser la renaissance d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest. C’est une tentative unique au monde. »
Le botaniste définit la forêt primaire comme « une forêt qui n’a jamais été exploitée depuis son origine ou, si elle l’a été, un temps suffisant s’est écoulé pour qu’un caractère primaire revienne, cela se compte en siècles ». À ses yeux, c’est un « optimum écologique », en termes de fixation et de stockage du CO2 dans les arbres, de qualité des sols, d’alimentation des nappes phréatique via les racines, de biodiversité et aussi de beauté.
Le cycle du carbone en débat
Jean-François Dhôte, directeur de recherche à l’Inrae, spécialisé dans la modélisation en gestion durable de la ressource forestière, revient sur le carbone et sur les enjeux climatiques :
« Une forêt en libre évolution est un stock de carbone, en général supérieur à celui d’une forêt gérée. En revanche, elle ne stocke pas de carbone. Le carbone qui entre est équilibré par le carbone qui est rejeté par les processus de respiration, de décomposition, etc. Aujourd’hui, il est important d’être attentif à la vitalité de nos forêts et, dans nombre d’écosystèmes, la non-gestion va dégrader les capacités adaptatives des forêts. »
Éric Fabre, secrétaire général de l’Association Francis Hallé pour la forêt primaire, ne se reconnaît pas dans cette vision du stockage de carbone, s’appuyant sur diverses études scientifiques.
« Un grand arbre, c’est un grand nombre de génomes. En face du changement climatique, il est intéressant que l’arbre ait déjà en lui-même sa propre variabilité génétique. Je vois des arbres qui ont mis en repos un génome qui ne fonctionnait plus bien et qui ont laissé repartir un génome mieux adapté au nouveau climat. C’est le polymorphisme génétique de l’arbre. »,
Des impacts pour la filière bois et pour l’emploi
De fait, le projet évacue le bois en tant que matériau ou source d’énergie. Parmi les intervenants, Pascal Triboulot, vice-président de l’interprofession forêt-bois Fibois Grand Est, professeur d’université, se fait le porte-parole des « coupeurs de bois ». « Seule la construction bois peut sauver les forêts du monde », lance-t-il, citant feu Julius Natterer, professeur honoraire à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Jean-François Dhôte renchérit : « Le bois, c’est n’est pas seulement l’économie, c’est un matériau aux vertus écologiques. »
Certes, Pascal Triboulot rejoint Francis Hallé sur le rôle que joue la forêt face à l’« urgence absolue pour notre planète » et il y ajoute le rôle du bois ; il adhère au constat dressé par le botaniste quant à la place insuffisante donnée à la forêt par l’Éducation nationale, ainsi qu’à l’idée de la beauté des forêts, beauté qu’il voit aussi dans l’architecture bois.
Le représentant de Fibois Grand Est relativise l’étendue spatiale du projet (« une forêt primaire de 70 000 hectares, c’est un confetti, soit 0,41 % de la forêt métropolitaine »), mais pas son impact socio-économique. « Les forêts appartiennent à quelqu’un ; elles sont à 56 % publiques dans le Grand Est », aux côtés des propriétés privées, relève-t-il, sans nier l’intérêt du projet. D’après l’estimation de Pascal Triboulot, la non-gestion de 70 000 hectares aurait un impact sur 1 500 emplois de bûcherons, débardeurs, gestionnaires et autres scieurs, et sur 135 postes d’agents de l’Office national des forêts (ONF).
Que la création d’une forêt primaire entraîne des pertes d’emplois et de revenus tirés des ventes de bois, les tenants du projet ne le cachent pas. Sans parler de la valeur foncière des espaces. Francis Hallé argumente en parallèle : « Une forêt primaire, cela crée de l’emploi, cela attire des flux de touristes, ainsi que des chercheurs du monde entier. Les visites sont autorisées et même favorisées, on marchera sur des caillebotis en bois », pour préserver les sols.
Ongulés et prédateurs… à l’équilibre ?
Par ailleurs, les ongulés ne risquent-t-ils pas de manger les arbres d’une forêt laissée à elle-même ?
« La forêt, ce sont les plantes et les animaux », insiste Francis Hallé. D’ailleurs, dans son projet, la surface est déterminée par la grande faune, soit 70 000 hectares ou un carré de 26 km2 de côté, pour une durée de six à huit siècles. Selon lui :
« Sur le temps long, l’équilibre s’établit. Les ongulés font des dégâts. Mais, les prédateurs, les loups, les lynx, tuent les ongulés, à hauteur d’un chevreuil par semaine et par individu. Ils vont venir tout seul. »
Le bison serait la seule espèce à introduire, d’après Francis Hallé.
Un enjeu international face aux forêts tropicales
Francis Hallé apporte une note plus globale :
« J’ai souvent affaire à des chefs de province dans les régions tropicales. Ils me disent Qu’avez-vous fait de vos forêts primaires en Europe ?. Je suis obligé d’admettre que nous avons tout détruit. Si nous avions ce projet de forêt primaire de plaine en Europe de l’Ouest, la discussion serait plus facile, je leur dirais Nous avons compris que c’est une erreur et nous essayons d’en refaire une. »
Si cette forêt primaire voyait le jour, elle porterait sur une surface vingt fois plus grande que la réserve intégrale du parc national de forêts feuillues.
C. C./Forestopic
• Autour du sujet : Forêts en libre évolution: patrimoine du passé ou de l’avenir?, dans L’Agora de Forestopic
* Myriam Legay (directrice d’AgroParisTech-Nancy), Meriem Fournier (directrice d’Inrae-Grand Est), Fondation AgroParisTech, Labex Arbre, union des coopératives forestières UCFF, université de Lorraine, faculté des sciences de Nancy, Fibois Grand Est.